Je ne vais pas trop m'étendre sur les différents concepts que sont : enseigner, transmettre, instruire, éduquer, coéduquer former…Ce sont bien des termes utilisés qui ne veulent pas du tout dire la même chose ! S'il y a des mots différents, c'est pour dire des choses différentes, non ?
Je n'ai pas les compétences étymologiques, littéraires, philosophiques, historiques, pour distinguer formellement ces mots qui font l'objet de bien des débats en Sciences de l'Éducation.
Je vais me limiter à des préoccupations concernant ce que l'on enseigne au Nanbudo
Enseigner ! À quoi cela vous fait penser ? À l'école non ? Les enseignants ne vous font-ils pas penser aux professeurs ?
C'est une définition possible, enseigner peut vouloir dire professer.
Mais je préfère de loin la définition initiale : montrer !
Shi Do In, qui oriente, qui montre du doigt le chemin.
Et tout le monde montre, un enfant montre. Lorsque nous enseignons, lorsque nous montrons, nos élèves nous montrent en retour, et si nous n'avons pas l'habitude de dire que nos élèves nous enseignent, nous disons que nous en tirons beaucoup d'enseignements.
Nous montrons beaucoup des gestes, des techniques, des valeurs, une étiquette, le combat, etc.
Mais rappelez-vous, comme je l'ai cité dans une chronique précédente, Roland Habersetzer Sensei a écrit dans son Fondamentalement MARTIAL : « on n'enseigne d'abord ce que l'on est, ensuite seulement ce que l'on sait »
On peut avoir tendance à simplifier la portée de cette réflexion au comportement exemplaire que doit avoir le professeur. Effectivement, cela parait évident concernant l'étiquette, les valeurs du Budo, mais cela va bien plus loin.
Doshu a écrit : « Il n'y a pas de séparation entre l'Homme et la technique, l'être et le faire. »
La réflexion de Roland Habersetzer Hanshi porte sur tout l'enseignement du Budo.
Pour le paraphraser, je dirai que nos élèves nous montrent ce qu'ils sont avant de nous montrer ce qu'ils savent, en l'occurrence ce qu'ils ont acquis ou non !
Bien sûr, au début, un élève copie ce que montre son professeur, absorbe énormément d'informations sur le Dojo, le comportement dans le Dojo, le comportement par rapport aux autres, le placement dans cet univers, les différents saluts, les gestuels, etc. Et s'il pose des questions, c'est pour mieux comprendre.
Ensuite viendra la période où l'élève va se rapprocher de son Senseï, où il va chercher ce qu'il y a derrière tout ça, pour aborder enfin la période de la maitrise, de l'évasion des contraintes techniques. Et s'il pose des questions, c'est aussi pour « remettre en question », se remettre en question, remettre en question les autres, remettre en question, y compris le Nanbudo où certains de ses aspects. Cette remise en question pousse à chercher les réponses.
A court terme, avec un programme de Nanbudo énorme et très diversifié, nous pouvons avoir une sensation d'être dépassé par l'enjeu « comment je peux faire pour leur enseigner tout ça ? » Le risque est alors grand de se retrouver dans le rôle du professeur qui a un programme à respecter et de confondre passage de grade avec passage de classe.
Mais nous sommes dans cette société-là, Scolaro centrée, les enfants y vivent, leurs parents également et pour les autres, la scolarité leur a laissé des traces !
L'équilibre est difficile à trouver, jamais définitivement atteint, d'une coéducation entre l'école et le Dojo pour les enfants/adolescents/jeunes adultes. C'est tout aussi difficile à atteindre pour les adultes qui sont tous des anciens enfants/adolescents/jeunes adultes.
Et d'un autre côté, au Dojo, nous avons le temps, les enjeux ne sont pas les mêmes qu'à l'école ou au travail. Et puis nous suivons nos élèves, certains de longues années.
Intellectuellement, il est facile de se dire que nos élèves sont tous différents, qu'ils ne sont pas nous, que nous ne voulons pas qu'ils soient nous.
Mais alors comment leur montre-t-on ?
Pour ne pas les asservir à notre propre image avec nos défauts, nous savons faire varier les images, varier les démonstrations, sortir de son club et aller en stage pour varier encore plus ces images avec les autres professeurs et les autres gradés qui vont montrer « la même chose » mais différemment.
Nous savons également varier les exercices, et le Doshu nous en a laissé, codifiés, une multitude, afin de multiplier les situations pour sortir de l'apprentissage pur de techniques et sortir de leur gangues les principes du Budo en général et du Nanbudo en particulier.
C'est la difficulté de l'enseignant qui chemine sur la Voie tout en aidant chacune et chacun de ses élèves à cheminer sur leur Voie !
Comment les accompagner dans ce cheminement pour qu'ils se trouvent, pour qu'ils ne fassent pas comme nous, pour qu'ils deviennent autonomes, pour qu'ils trouvent leur route, pour qu'ils puissent en accompagner d'autres avec ce même état d'esprit ?
Affronté à ces questions, avec l'expérience, avec les échecs, l'enseignant, en plus de progresser sur la voie progresse dans son enseignement, dans sa manière de montrer.
Et puis la personne qui enseigne se transforme, donc montre ce qu'elle est avec sa ou ses transformations, avant d'enseigner ce qu'elle sait, et elle en sait toujours plus.
Alors arrivent inévitablement d'autres questions, ce qui paraissait évident au début ne l'est plus, que doit-on montrer ? Que doit-on expliquer ? Comment répondre aux questions ?
Doshu a écrit : « Il n'est pas nécessaire de tout comprendre. Il faut pratiquer, travailler, ressentir. Ce n'est pas l'explication qui va permettre de ressentir. C'est par la pratique que par hasard, je vais ressentir à un moment. »
Et pourtant Doshu, pour un Japonais, a beaucoup expliqué.
S'il faut en passer inéluctablement par la démonstration d'un geste, comment associer ce geste à une recherche de sensation d'une part, et comment faire pour que ce geste ne fasse pas barrage à cette sensation, ne se sclérose pas ?
J'ai déjà abordé le problème de la multiplication des détails en démonstration très statique, où l'on se retrouve au mieux en Go no Sen, mais avec le risque de bloquer ultérieurement toute progression dynamique en Sen no Sen par exemple, et surtout face à une attaque non complaisante.
Dans une société où tout va toujours plus vite, où il est question de quantification, d'objectivation, d'optimisation, il s'agit de ne pas aller trop vite sur les réponses afin de ne pas bloquer des évolutions possibles de l'élève non calées sur ses évolutions personnelles.
Il faut faire attention aussi à différencier la réponse à donner à un groupe et la réponse à donner à une personne, prise à part, dans le cadre de son évolution.
Doshu savait très bien faire cela, mais cela énervait ou déstabilisait quelques hauts gradés qui pensaient avoir reçu une vérité pour tous avant de s'apercevoir que le Doshu avait répondu d'une autre manière à d'autres.
Et puis quelques fois on n'a pas la réponse ! Ou on n'a pas compris la question ! Est-ce grave ?
J'ai bien conscience de paraitre éluder certaines questions en essayant d'imager une réponse ou une non-réponse. Et alors quel bonheur de s'apercevoir la compréhension après coup ! Mais bien sûr ça ne marche pas à tous les coups et alors là, l'inquiétude de ne pas être compris prend le dessus.
De toute façon, nous enseignons, nous montrons. Nous ne transmettons pas, transmettre c'est donner et ne plus avoir. La transmission, c'est le travail de nos élèves, alors, lorsque l'on voit la transmission se faire, quelle récompense !
Lorsque l'on voit des jeunes n'ayant pas connu Yoshinao Nanbu Doshu Soke, et s'émouvoir aux larmes à son sujet, on se dit, la transmission s'opère.
Lorsque l'on se rappelle de jeunes avec des vies mouvementées, voire délinquantes et devenir de belles personnes, la transmission s'est faite.
Lorsque l'on voit des élèves qui ont été gradés à un haut niveau par Doshu, quelle fierté bien sûr, mais surtout, nous voyons tout le travail qu'ils ont effectué pour qu'il y ait bien eu transmission.
Bref, enseigner, quel plaisir et quelle occasion de grandir encore plus
À bientôt sur les tatamis, je vous embrasse.
Carel Stéphane Daï Shihan