Omote et Ura sont, dans la culture japonaise, omniprésents.
Omote, 表, de face, en surface, apparent, l'endroit, extérieur (Soto), qui se montre.
Ura, 裏, l'opposé, l'intérieur (Uchi), l'envers, la face cachée.
Les expressions avec Omote et Ura sont tellement nombreuses que l'on peut dire qu'au Japon, tout est Omote et Ura.
Je vais donc plutôt me concentrer sur ce que l'on trouve dans le Budo.
Nous retrouvons souvent Omote dans les écoles traditionnelles de Budo pour le premier niveau d'enseignement, pour les débutants, pour les élèves de l'extérieur (Soto), pour les démonstrations.
La partie Ura de l'enseignement, au-delà de ce qui est apparent (Omote) appelée souvent Okuden (caché) était réservé aux Uchi Deshi, les élèves de l'intérieur (Uchi), aux élèves de confiance.
On retrouve ces notions en Judo, notamment dans un Kata, qui s'effectue à deux, Koshiki no Kata : la première partie est Omote, constituée de actions exécutées à rythme lent alors que la deuxième partie, constituée de 7 actions s'enchainent rapidement sans interruption.
Beaucoup de techniques en Aïkido peuvent être exécutées en Omote, action engagée, ou en Ura, action en esquive.
En Ken-jutsu, Kendo, Iaido, la partie extérieure (Soto) de la lame du Katana porté à la hanche est Omote et la partie intérieure (Uchi) est Ura.
En Karaté, exceptées quelques écoles traditionnelles, on utilisait peu ces expressions. Certains dénommaient la main avant Shinite, la main qui meurt et l'autre, Ura Te appelée le plus souvent Iki Te.
Omote et Ura ont commencé à être plus utilisés lorsque le travail de Bunkai s'est développé, en sortant des évidences, en cherchant une réelle efficacité, en voulant redonner du sens aux Katas.
L'Omote Bunkai est très proche gestuellement du Kata, respectant quasiment le Embusen, le plan et les axes de déroulement du Kata.
Ce sont des applications pour mieux comprendre les déplacements et la gestuelle du Kata sans trop se préoccuper de leur réalisme.
L'Ura Bunkai c'est la partie cachée du Bunkai.
Il peut y avoir plusieurs appellations : l'Oyo Bunkai, Bunkai libre avec des mises en application réalistes, le Honto Bunkai qui indique un esprit de vérité, un esprit d'authenticité, le Jutsu Bunkai en référence aux techniques guerrières, efficaces ou également à des techniques applicables en Self Défense.
Je reste sur les appellations Omote et Ura qui pour moi résument bien les choses.
Mais les mauvaises habitudes reviennent vite : on classe, on sépare, on fait des échelles de valeur, or Omote et Ura c'est comme le In et le Yo que j'ai abordé dans ma dernière chronique, on ne peut les séparer.
L'un n'existe pas sans l'autre, lorsque l'on utilise séparément Omote on parle d'Ura et inversement.
Il y a une multitude d'expressions avec Omote et Ura. Lorsque l'on dit Ura o Miru, voir ce qui est derrière, voir plus loin que la surface ou lorsque l'on dit Ura o Kaku, attaquer par derrière, ces expressions supposent Omote !
On pourrait utiliser Omote et Ura pour bien d'autres choses que les Bunkai puisque Omote est par ce qui est visible et Ura ce qui est dissimulé : le visage, est ce qui est visible donc Omote et Kokoro, coeur, esprit, est Ura, ce qui n'est pas visible.
Le visage, les mouvements du corps, Omote peuvent révéler Ura, des émotions, du stress, des intentions.
D'où toutes les tactiques visant à montrer autre chose que ce que l'on subit ou ce que l'on veut faire : sourire lorsque l'on prend un coup qui fait mal, montrer une grande lenteur pour dissimuler une grande vitesse et tromper l'adversaire, montrer une grande décontraction peut dissimuler une grande concentration etc. etc.
Ne dit-on pas « il s'est trahi » par ses expressions, Omote, qui ont révélé ce qui n'était pas visible, Ura.
Pour en revenir au Bunkai, le Kata, est Omote mais révèle Ura.
S'il n'y a pas de Kata, non seulement il n'y a pas d'Omote Bunkai mais il n'y a pas non plus d'Ura Bunkai.
Y a-t-il eu ou pourrait-il y avoir des Kata avec seulement des Ura Bunkai ? Cela pose des problèmes de transmission, de responsabilité, de progression pédagogique etc…
Mais un dicton, au Japon, dit « dans tout Ura existe un autre Ura » !
En réaction à des Bunkai simpliste dont on voit bien l'inapplicabilité sur le terrain, en réaction avec des Bunkai de démonstration, très spectaculaires, très sportif, en réaction avec certains Bunkai « self défense » farfelus, certains ont mis des étages avec des dénominations pour faire « plus efficace », « plus vrai », pourquoi pas, cela reste des Ura Bunkai.
A contrario des niveaux Okuden existant dans des écoles traditionnelles au Japon, qui sont écrits, il n'y a pas d'écrits concernant le côté Ura dans les Kata d'Okinawa, car nous sommes en présence d'une activité clandestine dans le cadre de centaines d'années d'occupation.
Il est très difficile de décrypter les messages contenus dans des Kata d'il y a des centaines d'années, dans un contexte particulier, avec nos yeux du 21e siècle.
Une certitude est que rien n'était laissé au hasard, toute erreur était sanctionnée par la mort.
Mais l'environnement, les morphologies, les types d'agressions ne sont plus du tout les mêmes.
Kenei Mabuni Sensei, dans son livre La voie de la main nue, que j'ai déjà cité dans de précédentes chroniques décrypte un mouvement dans un Kata : « Dans le Kata Koso-Kundai, Il y a une posture très basse en position Kokutsu Dachi. C'est la posture adoptée contre une attaque surprise dans la nuit. Autrefois il n'y avait pas de lumière de la ville et, dès la nuit tombée, il faisait sombre. Dans ces circonstances, une posture très basse comme celle du Koso-Kundai permettait d'obtenir deux effets tactiquement positifs : se dissimuler dans l'obscurité nocturne sans être vu de l'adversaire, tandis qu'on pouvait plus facilement distinguer les mouvements de ce dernier grâce au clair de lune. Quand on se trouve du côté éclairé par une lumière, même très vague on ne voit pas le côté sombre, alors que la situation inverse donne un effet contraire. »
Il écrit plus loin : « Nous constatons aussi que, pour comprendre ce qui a été créé il y a longtemps, il nous est nécessaire de nous interroger sur le contexte de l'époque. Cela nous amène à penser que certaines techniques ne peuvent plus avoir d'usage aujourd'hui puisque nous ne sommes plus dans la même époque que celle qui a été donnée naissance au Kata. Et ce constat de la mise hors d'usage de certaines techniques constitue aussi une partie importante du travail de Bunkai. »
Allant dans le même sens, Roland Habersetser Sensei que j'ai également cité dans de précédentes chroniques écrit dans son livre Fondamentalement martial : « Ne pas tomber dans le piège de l'ego et des …faux Bunkai. Je veux évoquer ici ces interprétations de techniques anciennes, qui ne peuvent de toute évidence pas être aujourd'hui des réponses crédibles puisque les problématiques auxquelles elles se réfèrent ne pouvaient pas se poser à l'époque de la création du Kata en question. »
Il resitue le Kata « un Kata est, quelque part, un sanctuaire, dépositaire d'une culture et d'un savoir-faire ancien et précieux. On peut le regarder du dehors ou le respirer du dedans. Il se visite avec respect et désir de découverte. On n'y fait pas n'importe quoi. Le Bunkai on est en quelque sorte une visite guidée, destinée aussi bien à mieux regarder (la technique) qu'à bien écouter (le rythme) du Kata. »
Avec d'autres terme que Omote et Ura, il insiste sur le fait que « Personne n'a jamais eu, à aucune époque de l'histoire, dans quelques domaines que ce fut, la solution à tous les problèmes, personne n'a eu la vérité. Il y a simplement eu des gens qui ont essayé du mieux possible de faire comprendre ce qu'ils pensaient important de comprendre et c'est cet effort qui mérite respect, admiration, humilité et envie de faire perdurer leur message. »
Et est-ce une illustration du Ura dans l'Ura, il rappelle que « Un autre niveau cependant, bien moins connu, cette gestuelle s'avère aussi, en tout ou en partie, capable de créer des sensations internes qui déverrouille des circuits d'énergie, qui eux-mêmes font entrer l'exécutant dans une autre dimension de pratique (« intérieure », celle-là). Car ces sensations sont ancrées sur un canevas respiratoire précis, capable de faire entre celui qui l'exécute « en résonance » avec quelque chose qui se situe bien au-dessus et en dehors de lui »
Parce que le Kata est autre chose que des Bunkai, autre chose que des techniques, Yoshinao Nanbu Doshu Soke a écrit : « un Kata ce n'est pas qu'un enchaînement de techniques. Ce sont aussi des sensations, des émotions. Il devient aussi un moyen de transmission, un véhicule de connaissance, mais également une source de recherche personnelle au plus profond de soi où corps et esprit s'unifient. Du coup la technique : c'est l'Homme. Il n'y a pas de séparation entre l'homme et la technique, l'être et le faire ».
Doshu nous rappelle qu'avec les Kata, entre autres, nous sommes dans le Nanbudo, le Budo avec Do (Voie), l'Art. Il y est question de l'Homme avec lui-même, de l'Humain dans l'univers.
Les Bunkai, Omote ou Ura, quel qu'ils soient, sont loin d'épuiser le sujet du Kata. Les Ura Bunkai ne modifient en rien l'Omote qu'est le Kata.
Le Kata, Omote, dissimule tout en révélant, révèle tout en dissimulant l'Ura, plus que le Bunkai, le Kokoro, l'esprit !
Ne vous inquiétez pas, tout cela s'éclaire par la pratique, sur la voie (Do), du Nanbudo.
A bientôt sur les tatamis.
Je vous embrasse
Stéphane Carel Daï Shihan