Dans les stages, j'attire souvent l'attention des hauts gradés ou des professeurs sur le risque que « la technique » ou plus souvent des éléments de technique prennent le pas sur le mouvement, sa compréhension, sa sensation.
En effet, il est difficile de faire sentir à un élève, par exemple, un mouvement de défense/contrattaque dans le tempo. La tentation est grande alors, pour l'aider, pour le faire avancer plus vite, de découper le mouvement global en plusieurs parties et d'introduire un élément technique à chaque séquence.
Mais cela induit souvent de repartir à chaque séquence sans lien dynamique avec la précédente, donc d'une position statique. Il n'y a plus une dynamique fluide du mouvement et ce dernier risque de s'en retrouver transformé.
On croit alors avoir compris mais, sur un mouvement d'attaque non complaisant, particulièrement rapide, il n'est pas possible de réagir par morceaux juxtaposés de défense !
L'importance de la technique, son côté souvent primordial, le « pour que ça marche il faut faire ce petit truc en plus », est certainement lié à une conception occidentale. La technique est issue de la division du travail d'un monde industrialisé jusqu'au travail à la chaine ! La technique est alors extérieure à l'homme, elle est un moyen.
La conception orientale est autre et pour illustrer mon propos, je vais déjà citer Doshu qui a écrit dans son livre : Les techniques Yang du Nanbudo Vol 2 à propos des Kata : « un Kata ce n'est pas qu'un enchaînement de techniques. C'est aussi des sensations, des émotions. Il devient aussi un moyen de transmission, un véhicule de connaissances, mais également une source de recherche personnelle au plus profond de soi où corps et esprit s'unifient. Du coup la technique : c'est l'Homme. Il n'y a pas de séparation entre l'Homme et la technique, l'être et le faire. »
Cette conception est souvent partagée, non seulement dans les milieux de création artistique, d'artisanat d'art, mais aussi dans le travail manuel non séquencé.
Je vais également citer abondamment Ken'ei Mabuni Sensei qui a écrit « la voie de la main nue », livre qui « nous parle » beaucoup et où l'on sent bien certaines de nos racines.
Ken'ei Mabuni Sensei est le fils de Kenwa Mabuni Sensei, le créateur du Shito Ryu.
Il s'agit de notre filiation, Kenwa Mabuni Sensei-Chojiro Tani Sensei-Yoshinao Nanbu Doshu Soke.
A propos des Kata également, Ken'ei Mabuni écrit : « Un Kata entier était en quelque sorte une technique et apprendre une technique signifiait apprendre un Kata. L'apprentissage du Karaté était ainsi organisé de façon globale. Cet apprentissage avait sa raison d'être organisé de la sorte puisqu'une technique de défense et d'attaque est une suite de mouvements et il fallait donc apprendre un ensemble de techniques dans un mouvement. Or aujourd'hui, la tendance est inverse, en voulant enseigner une technique séquence par séquence et en associant une attaque avec la défense qui lui correspond. Avec un tel apprentissage, le pratiquant enregistre tel type de défense pour faire face à une telle attaque, sans pouvoir imaginer qu'elle pourra être la réaction de l'autre qui viendra forcément par la suite. La connaissance technique ne dépassera pas des compositions bien stéréotypées, et cela, même chez beaucoup de porteurs de ceintures noires. C'est la conséquence de la volonté d'apprendre les techniques une par une en n'ayant pas le souci d'inscrire une technique dans une suite de mouvements et de changements.
Le combat est une suite de mouvements avec des changements permanents et lorsque l'on sépare une séquence de mouvements de son ensemble, dans le monde des arts martiaux, on appelle cela « demeurer statique ».
Il rajoutera plus loin : « La systématisation des termes désignant les techniques est apparue après la guerre du Pacifique sous la direction du Comité japonais de l'Education physique lorsque le karaté a été introduit dans l'enseignement scolaire. Cette systématisation a été un passage obligé pour que le Karaté soit admis comme sport par les autorités japonaises. Dès lors le Karaté ne devait plus rester dans la transmission floue de ses savoir-faire mais se définir de façon objective à travers des expressions verbales, aptes à être comprises par tous. Le karaté s'est donc modernisé avec la mise en place de l'organisation systématisée de son enseignement. Mais cette modernisation est-elle un bien pour le Karaté ? Cela n'est pas sûr et il se pourrait qu'elle ait conduit cette discipline vers une dégénérescence fatale. »
Enfin, Ken'ei Mabuni Sensei écrit :« Une technique est quelque chose qui n'a pas de forme définie. On ne l'utilise pas toujours de la même façon. Prenons la technique du Yoko Geri comme exemple : elle doit varier selon la technique utilisée par l'autre, la posture de l'autre et sa propre position du corps, et aussi selon les circonstances dans lesquelles se trouvent les protagonistes. Il n'y a donc pas qu'un seul Yoko Geri, ou plutôt cette technique est chaque fois différente. »
Il n'est évidemment pas question de revenir en arrière d'un siècle et plus sur les manières d'enseigner les Arts Martiaux mais de tirer les leçons de ces réflexions.
Il faut donc replacer « les techniques » dans le mouvement.
Plus facile à dire qu'à faire !
Apprendre une position comme préalable à apprendre une technique d'attaque ou de défense comme préalable à…comme préalable à… et ainsi de suite donne une illusion de progression.
La matérialisation d'une progression par les Kyu ou Dan basée sur un programme, avec une accumulation de techniques référencées, peut également donner cette impression.
Mais il est possible de le concevoir autrement. En fait chaque technique s'enrichit des autres, elles interagissent toutes entre elles.
L'enseignement du Zen Kutsu Dachi est utile pour faire Tenshin Jodan Uke et Oi Tsuki, mais la pratique de Tenshin Jodan Uke ou Oi Tsuki permet d'intégrer Zen Kutsu Dachi. Et Zen Kutsu Dachi va se retrouver dans maints exercices de Randori comme dans les Kata.
Le niveau d'exigence n'est pas tant du nombre de techniques que l'on apprend, même si cela est quand même considéré, mais le perfectionnement de chaque technique au contact des autres.
Les déplacements dans toutes les directions comme dans Happo Undo, continue de perfectionner les…mouvements !
Les mêmes principes se retrouvent à chaque fois :
- par exemple la liaison appui/hanches/atémi que l'on retrouve, en kata, en Kihon, en combat que ce soit en attaque ou en défense, dans des situations qui peuvent varier à l'infini devient un acquis, naturel alors que ça ne l'était pas.
-par exemple l'esquive protégée pour la défense, que l'on soit surpris ou non, que l'on connaisse le genre d'attaque ou non, que l'on soit en statique ou en mouvement, devient également naturel, alors que ça ne l'était pas.
Ces deux exemples simples demandent bien des exercices, et ce que l'on croit être acquis est bien souvent remis en question dans des situations nouvelles.
Plus avancé, que ce soit en Randori ou en Kata, quelques soient les techniques employées, avec un nom connu ou pas, le travail s'effectue en fait sur les notions de Ma-Ai, de Zanshin, De Hioshi, de Yomi de Kime !
Bien sûr on n'explique pas tout ça à des débutants, on ne donne pas de noms japonais (ou français d'ailleurs) à tout, mais là encore, quel que soit la technique enseignée, il faut voir plus loin, plus global et ne jamais perdre de vue les principes importants que l'on veut voir intégrer.
Il y a, bien sûr, la répétition du même geste, pour le corriger, pour le perfectionner, et également pour travailler le mental.
La création de multiples exercices, qui peuvent être souvent ludiques, permettent en variant les situations, de toucher à ces notions, ces principes. Et puis en variant les situations, cela permet de répéter un même geste, un même mouvement, sans qu'on s'en aperçoive !
Ces deux manières de faire, répéter à l'identique ou répéter en variant ne sont pas contradictoires mais complémentaires.
Il faut donc une vision des progressions possibles pour chaque personne.
Pour cela il faut faire attention à ce qu'il y ait bien une progression pédagogique. Les éléments techniques que l'on peut rajouter « pour que cela marche » ne doivent pas être un frein plus tard ! Passer sur certaines actions du Go no Sen au Sen no Sen n'est pas qu'une question de rapidité, n'est surtout pas une question de rapidité ! Sinon le plus rapide est en Sen no Sen et le moins rapide en Go no Sen ? Et de plus il n'y a pas de hiérarchie entre les deux, c'est la situation qui fait que le Go no Sen ou le Sen no Sen est le mieux. Alors attention « au truc technique » que l'on a donné qui ne permet pas de passer de l'un à l'autre.
De plus, le rôle du professeur, n'est pas de transmettre « son truc technique personnel » mais de trouver une palette « de trucs techniques » qui correspondront bien à la recherche de l'élève à un moment donné.
J'ai loin de fait faire le tour de la question et je subodore des épisodes à venir et en plus, je n'ai pas abordé la réalisation de la personne au travers de son art, le Nanbudo.
Ken'ei Mabuni Sensei écrit :« Quoi qu'il en soit, dans son livre, mon père écrivait ceci : «la vérité du Karaté demeure dans l'esprit, la technique n'en est que sa forme extérieure ». Une belle formule qui dit la vérité : pour le karaté, l'esprit (Shin) l'emporte sur la technique (Gi). Pour arriver à ce stade de compréhension, il faut renoncer au culte de la force physique. »
Et j'entends toujours la voix du Doshu disant « la teknik, rien à fouttt ! »
Alors attention à ne pas se méprendre sur ce que je dis, la « technique » existe, il faut la travailler, pratiquer, pratiquer sans relâche, jusqu'à ce qu'elle n'apparaisse plus, jusqu'à ce qu'elle soit dépassée. Il n'y a pas d'acquis définitif, le mouvement, c'est la vie !
Je vous embrasse.
Carel Stéphane Daï Shihan